La délicate évaluation des stocks de vins de Champagne.
Lors d’estimation d’exploitations viticoles en Champagne (en société ou individuelle), l’Expert Foncier & Agricole rencontre fréquemment la problématique de l’évaluation des stocks de vins de champagne qui est primordiale dans la détermination de la valeur patrimoniale de l’entreprise.
Contrairement aux exploitations agricoles, chez les 15 800 vignerons champenois, la valeur du matériel ne représente qu’une faible part de l’actif. Ceci s’explique par le fait que seuls quelques travaux peuvent être réalisés mécaniquement tels que le rognage et les épandages. Les travaux manuels sont très importants : taille, palissage, vendange…
Aussi, en raison :
- du vieillissement obligatoire pour élaborer le précieux breuvage
- et du système de la réserve individuelle
les stocks en cave représentent une valeur très conséquente (en général entre 2,5 et 4 années de récolte).
En valeur nette comptable, il n’est pas rare que ces stocks de produits intermédiaires et de produits finis représentent plus de 40 % du total du bilan.
La Champagne en quelques mots et quelques chiffres
Délimitée par une loi de 1927, l’aire de production de l’appellation champagne couvre aujourd’hui 34 000 ha.
La zone de production de champagne s’étend sur 319 crus (communes) situés dans cinq départements la Marne (66%), l’Aube (23%), l’Aisne (10%), la Haute-Marne et la Seine-et-Marne.
Sur l’année 2016, 306 millions de bouteilles de champagne ont été vendues pour un chiffre d’affaires de 4,71 milliards d’euros (dont 2,6 milliards à l’export).
Au 31/07/2016, le stock de bouteilles de champagne s’élève à 1 478 millions (réserve individuelle incluse).
La réserve individuelle : un système de production et de régulation propre à la Champagne
La Réserve Individuelle (RI), appelée aussi réserve qualitative ou kg/vins bloqués, est un système géré par le Comité Interprofessionnel des Vins de Champagne (CIVC) qui permet, les bonnes années, de mettre en réserve une partie de la récolte afin d’en disposer :
– soit en cas de récolte déficitaire (gelée, grêle…), comme ce fût le cas dans l’Aube et en particulier dans la Côte des Bar, qui ont été touchées par les conditions climatiques exceptionnelles au printemps 2016 : gel fin avril, puis orages de grêle en mai
– soit pour répondre à une demande croissante du marché
Les quantités autorisées produites en appellation et mises en réserves individuelles font l’objet de négociations entre les vignerons et les maisons de Champagne durant l’été précédent chaque vendange.
Pour la vendange 2016, le volume commercialisable était de 10 800 kg par ha (9 700 kg de rendement disponible de la vendange « fraîche » et 1 100 kg de « déblocage » ont eu lieu le 1er février 2017).
Aujourd’hui, un viticulteur champenois peut posséder jusqu’à 10 000 kg/ha de réserve individuelle.
Quelles valeurs pour les stocks de Champagne ?
La valeur comptable
Le guide de « L’évaluation des entreprises et des titres de société » réalisé par la Direction Générale des Impôts (novembre 2006) préconise que pour les produits finis, il est possible de se référer aux prix de vente diminués des frais de commercialisation à prévoir. L’évaluation des produits semi-ouvrés et des produits et travaux en cours sera réalisée à partir des coûts de production.
En pratique, c’est la valeur au bilan qui est généralement retenue.
D’une manière générale, les stocks dont l’importance est liée à la nature de l’activité (sociétés marchands de biens, entreprises viticoles, sociétés de négoce d’objets de valeur…) doivent faire l’objet d’une attention particulière.
La jurisprudence
Selon la jurisprudence de la Cour de Cassation, lors de l’estimation d’un bien, il convient de rechercher sa valeur vénale.
La Cour d’Appel de Reims dans un arrêt du 10 juin 2014 (Chambre civile, section 1, n°12/02548) a jugé que l’évaluation des stocks de vins devait se faire au prix de revient.
La Cour Administrative d’Appel de Nancy dans un arrêt du 13 mai 2015 (n°14NC01321) a jugé que les stocks de bouteilles devaient être évalués au prix du marché et qu’il fallait prendre en compte les prélèvements fiscaux et sociaux sur le profit généré (plus-value latente). L’importance de ces prélèvements peut varier selon les situations de chacun. La Cour de Nancy en retient le principe, mais ne se prononce pas sur les modalités de prise en compte de cette fiscalité latente.
Et en pratique ?
Sur le terrain, lors de cession ou de succession d’exploitation dans un cadre familial, certains praticiens préconisent de céder leur Réserve Individuelle à un prix de 10 à 20 centimes de plus du kilo que le prix de revient inscrit en comptabilité afin de ne pas risquer un redressement fiscal pour donation déguisée.
On peut rencontrer que le stock des bouteilles de champagne soit valorisé au cours du vin sur lattes au jour de l’estimation.
En Bourgogne, des praticiens valorisent les stocks de vins, en vrac ou en bouteille sur lattes, à partir de la valorisation commerciale des différents produits vendus, déduction faite de la marge économique de l’entreprise et des frais d’habillage et de commercialisation issus des données comptables de l’entreprise.
Il est important et primordial de tenir compte du contexte dans lequel est réalisé la valorisation.
Ainsi, à titre d’exemple, lors d’une cession de parts sociales dans un cadre familial et dans l’optique d’une poursuite de l’exploitation, il paraît opportun de valoriser la Réserve Individuelle en fonction :
– – du barème des vins bloqués publié par le Syndicat Général des Vignerons (en fonction du cru déterminé)
– et du prix du kg payé à la dernière vendange sur lequel une décote doit être appliquée
Toujours à titre d’exemple et dans un contexte de continuité de l’activité de l’exploitation viticole (production, transformation et commercialisation), il n’y a pas lieu d’envisager une vente, voire une liquidation des stocks de bouteilles. Ainsi, pour valoriser les bouteilles de champagne destinées à la commercialisation, il paraît judicieux de les valoriser en fonction du prix de vente moyen réel sur l’exploitation auquel des déductions doivent être appliquées :
– les frais de champagnisation et de commercialisation pour les bouteilles destinées à être vendue en champagne par l’exploitation
– un pourcentage de la marge nette potentiellement réalisable
– l’imposition latente à la plus-value constatée entre la valeur déterminée et le la valeur nette comptable
Encore une fois, la détermination de la valeur vénale d’un bien s’avère un exercice délicat que l’Expert Foncier et Agricole doit réaliser avec beaucoup de prudence en recherchant des références les plus pertinentes tout en prenant en compte l’ensemble des facteurs la déterminant (contexte économique, facteurs de surcote ou de décote, jurisprudence…) sans oublier dans quel optique l’expertise est réalisée.
Jean-Michel CHAMPAGNE.
Expert Foncier Agricole